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Pas tout.

Pas tout car, dans les dix années qui vont suivre cet instant, où le regard d’Émile enregistre en très gros plan cette herbe jaune et rase sur laquelle il vomit, pas mal de choses encore vont se passer.

D’abord, à son retour d’Australie, on va le nommer colonel. Jusqu’ici, c’est après une victoire qu’il montait en grade mais on dirait cette fois que c’est pour services rendus, pour couronner la fin de sa carrière. Non seulement il vient de faire en effet savoir qu’il renonce à la compétition mais c’est aussi la première fois, depuis de longues années, qu’il n’occupe plus la première place dans le classement des champions de son pays : il n’est plus que numéro cinq derrière une discobole et un lanceur de poids. Donc on le promeut puis on le recycle : chargé de tâches d’éducation, il est nommé directeur des sports au ministère de la défense.

Mais on dirait aussi que l’envie ne lui passe pas de courir encore et toujours. Six mois après Melbourne, de vieux copains à lui, qui sont au demeurant les meilleurs spécialistes nationaux des cinq mille mètres, viennent lui demander de leur rendre un service. Bien volontiers, leur dit Émile, qu’est-ce que je peux faire pour vous. Eh bien voilà, disent les copains, il s’agirait de courir avec nous, tu vois, comme au bon vieux temps. Mais j’ai laissé tomber, leur dit Émile, vous savez bien. Pas du tout, lui expliquent patiemment les copains, il ne s’agit pas du tout de ça. Il n’est pas question de compétition, bien sûr. Bien sûr qu’ils le savent, qu’Émile s’est déclaré définitivement hors du coup. Non, ils lui demandent seulement de conduire la course, de leur assurer un train convenable pour les aider à mieux s’exprimer. Bon, dit Émile qui ne demande pas mieux que de leur donner ce coup de main. Bon, si c’est ça. Et le jour dit, sous un vent pluvieux, il démarre gentiment avec eux. Mais quand il se retourne à cinq tours de la fin, il ne voit plus personne derrière lui que des silhouettes indistinctes essoufflées, maugréant à l’autre bout de la piste. Il n’a pas fait exprès, il ne peut pas s’en empêcher.

Constatant cela, et comme on l’y encourage, Émile va se produire encore un peu, avec des bonheurs divers. Courant un dix mille mètres aux IIIe Jeux sportifs de Moscou, sur la piste en brique finement moulée du stade Lénine, il sprinte éperdument avec un inconnu pour finir sixième derrière lui. C’est émouvant, c’est dérisoire mais, trois mois plus tard à Odessa, il est vainqueur sur cette même distance comme à ses plus beaux jours. C’est émouvant, c’est compliqué.

Trop compliqué : comme on l’invite en Espagne à participer au cross de Saint-Sébastien, Émile veut bien mais cette fois ce sera la dernière. Il s’y rend en avion, ce vol comportant une escale à Orly. En descendant du Tupolev, il aperçoit une meute de reporters et de photographes massés à la sortie de l’aéroport, au-delà des contrôles de douane. Émile est familier de cette situation, Émile est attendri, c’est gentil d’être là, ça fait toujours plaisir de voir qu’on ne vous oublie pas. Mais quand il a passé la douane il n’y a plus personne, de la meute ne reste qu’un stagiaire attardé qui rembobine sa pellicule sans le regarder, les autres ayant quitté les lieux après avoir mitraillé sous tous ses angles et toutes ses courbes Elizabeth Taylor qui arrivait de Londres au même moment.

C’est dans un sentiment mêlé qu’Émile se présente donc à l’épreuve de Saint-Sébastien, course à obstacles et sur terrain varié. Et c’est encore parti : vent dans le dos, les athlètes ont pris un départ rapide au coup de pistolet. Ceux qui s’aventurent en tête perdent rapidement pied dans les labours et sur la butte précédant la piste hippique. C’est là qu’Émile choisit d’attaquer à son tour, accélérant cependant que six coureurs seulement parviennent à le suivre jusqu’à l’épingle à cheveux. Se retrouvant à présent face au vent, Émile raccourcit sa foulée pour lutter contre les tourbillons puis, plus grimaçant que nature, transfiguré par l’effort comme aux plus beaux jours, il attaque le sous-bois et entre dans l’hippodrome pour gagner avec vingt mètres d’avance, salué par des milliers de mouchoirs agités. On acclame le vétéran, on l’honore, on le respecte, on lui offre un sombrero et un fox-terrier basque que Dana nomme Pedro, qu’ils garderont longtemps.

C’est sa dernière victoire, autant s’en tenir là. Autant raccrocher pour de bon, à présent, comme convenu. D’ailleurs son statut n’est plus le même : depuis deux ans, Émile ne se rend plus au cross de L’Humanité qu’au titre d’entraîneur. S’il continue de courir quotidiennement, ce n’est plus que pour lui-même, pour s’entretenir, c’est-à-dire moins. Et comme il s’entraîne moins, il a plus de temps pour s’intéresser à ce qui se passe dans son pays.

Ce qui ne manque pas d’intérêt. Pendant ces dix années qui ont suivi Melbourne, les premiers secrétaires du Parti et présidents de la République se sont succédé après la mort de Gottwald sans que se passe grand-chose de mieux, même si on a changé d’étiquette : de démocratie populaire, la Tchécoslovaquie est devenue république socialiste, on ne voit pas bien la nuance mais bon. Rien de bien neuf, toujours aussi peur, toujours aussi froid, tout ça traîne toujours dans la grisaille et la désespérance, les files d’attente et les lettres anonymes.

Or voici que surgit un nouveau premier secrétaire nommé Alexander Dubcek et qui paraît vouloir changer un peu d’ambiance. En substance, Dubcek voudrait une nouvelle étiquette, de démocratie socialiste cette fois, ce dont on ne se soucie guère à première vue, mais il déclare aussi que le pays doit pratiquer une ouverture européenne. Ce qui, à deux mille kilomètres au nord-est de Prague, fait froncer un premier sourcil de la sœur aînée du socialisme.

Mais Dubcek ne s’en tient pas là. Le voilà qui se met à prendre des mesures qu’on n’aurait pas osé imaginer. Suppression de la censure. Tolérance religieuse. Réhabilitation des anciens dirigeants condamnés lors des grands procès de Prague. Libération d’auteurs emprisonnés pour délit d’opinion. Liberté pour tout le monde de voyager à l’étranger. Rétablissement de la légalité et du droit. Bref il semblerait que tout se dégèle. On voit de ces choses qu’on n’aurait jamais crues. On voit, à la télévision, des citoyens de base prendre la parole pour y interpeller ministres et dirigeants – cependant qu’à Moscou la sœur aînée fronce les sourcils de plus en plus.

Dès lors tout commence à bouger pas mal. La peur s’effilochant, la vie quotidienne prend une autre allure. Du coup l’on se met à se parler, à se parler spontanément dans la rue, en famille, au travail, où l’on se taisait toujours et n’écoutait personne. On se réunit, on discute, on échange, on commente, on se sent beaucoup plus en forme, on dirait même qu’il fait moins froid. On va respirer librement, sans cette vieille crainte de chaque instant, on va pouvoir envisager une Tchécoslovaquie nouvelle, socialiste et libérale à la fois. Communiste, bon, d’accord puisqu’on ne peut pas faire autrement, mais on va tâcher de trouver une nouvelle manière de vivre en communiste, et surtout de vivre mieux.

Excepté quelques staliniens nostalgiques, tout cela plaît à tout le monde, Émile aussi trouve ça très bien. Lui qui a eu la chance de voyager, qui a entrevu à l’étranger une liberté de parole et de mouvements inconnue chez lui, ne peut que suivre et soutenir attentivement les progrès de cette libéralisation. Quand il compare ce que propose Dubcek avec ce qu’ont donné Novotny et les autres, il ne peut que soutenir Dubcek. Son ralliement rendu public est d’autant plus spectaculaire qu’Émile demeure, même retiré des stades, l’homme le plus populaire de son pays. Tout le monde est de plus en plus content.

Ça dure un peu moins d’un an cependant que, de son côté, la sœur aînée s’impatiente de plus en plus. Jusqu’à ce que l’impatience se transforme en colère, la colère en exaspération. Jusqu’à, douze ans après Melbourne, une nuit d’août à Prague.